La question est loin d’être tranchée.Qui est intellectuel? Qui est diplômé? Qui est l'un et l'autre? Pourquoi s'embarrasser d'une question qui n'a pas lieu d'être ? L'un et l'autre de ce concept signifient la même chose. Cette colle ne se poserait pas sous d'autres cieux, car l'évidence qui légitime l'étonnement généré par une telle interrogation est ailleurs. Intellectuels et diplômés ne sont pas interchangeables! Et à ce moment précis, j'imagine divers sentiments chez les uns et les autres : l'étonnement, la déception Mais de peur d'être considéré comme simple trouble-fête, partons déjà de quelques définitions de sources faisant foi.
Le dictionnaire Larousse définit l'intellectuel comme une "personne dont l'activité fait surtout appel aux manipulations abstraites et au discours" et encore comme quelqu'un "qui se consacre, professionnellement ou par goût, à des activités d'ordre intellectuel, culturel, spéculatif".
On remarquera l'accent mis sur "l'activité". Mais ne nous arrêtons pas en si bon chemin. Allons voir la définition, plus détaillée sur Internet Il définit l'intellectuel comme "une personne dont l'activité repose sur l'exercice de l'intelligence, qui s'engage dans la sphère publique pour faire part des ses analyses, de ses points de vue sur les sujets les plus variés ou pour défendre des valeurs ". Le terme "intellectuel" est d'apparition relativement récente, comme nous le confirme la même source. Il est utilisé pour la première fois en 1898, pour qualifier Emile Zola dans sa prise de position dans "l'affaire Dreyfus" en France, à travers sa célèbre lettre ouverte au président de la République intitulée "J'accuse…" Et dans laquelle il dénonce l'injustice subie par l'officier Alfred Dreyfus, accusé et emprisonné à tort pour trahison. Bien que périlleuse, l'action de l'écrivain allait porter ses fruits en aboutissant après plusieurs péripéties à l'acquittement et à la libération de l'officier.
L'intellectuel est quelqu'un qui est engagé pour une cause et qui mène un combat. C'est quelqu'un qui a une vision, et qui met en œuvre toutes ses ressources pour la voir se réaliser. Le statut d'intellectuel ne s'acquiert donc nullement par le biais d'un diplôme, aussi élevé qu'il puisse être, pas plus qu'il ne s'obtient grâce à une fonction quelconque. Et le fait de mener une activité intellectuelle de façon ponctuelle, telle une recherche dans le but de la rédaction d'un mémoire ou d'une thèse ne fait pas non plus de nous des intellectuels. Non, ce serait un peu facile, et cela justifierait l'amalgame. Ce type de recherche étant étroitement lié à l'obtention d'une reconnaissance académique, il s'agit d'une démarche essentiellement intéressée. L'intellectuel se sent une responsabilité individuelle dans une situation donnée, même lorsqu'il n'est pas directement concerné.
Il refuse d'être complice par son silence des injustices qu'il observe autour de lui et se fait la voix des sans voix. Jean Paul Sartre le définit d'ailleurs comme "quelqu'un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas", sans manquer de rappeler qu'être intellectuel c'est une attitude et non un métier. S'il est enfin acquis que l'obtention de titres ne fait pas de son détenteur un intellectuel de facto, il n'est pas moins vrai que l'intellectuel n'est pas obligatoirement un bardé de diplômes ou même un diplômé tout simplement.L'engagement,le combat et les idées qui caractérisent l'intellectuel ne nécessitent pas la détention de titres, même s'il est vrai que ceux-ci peuvent faciliter la manière de mener son action ou la légitimer davantage. Encore faut-il que le diplôme soit sans équivoque le reflet de connaissances effectivement acquises.
Il est assez facile de reconnaître un intellectuel. Il ne se complait pas, il ne s'infatue pas, il n'est pas fataliste. Il fait bouger les choses ; que ce soit au niveau de son village, de sa ville, de son pays ou de son continent, il s'implique. Il ne se compromet pas, puisqu'il est un défenseur des valeurs. Ses centres d'intérêt vont au-delà de sa personne ou de sa tribu, la subjectivité étant étrangère à sa nature. Il n'est pas orienté vers la seule recherche des satisfactions matérielles car il est préoccupé par des causes bien plus nobles. Les intellectuels constatent de façon objective, dénoncent et proposent. Ce sont eux qui ont le pouvoir d'influencer les tendances et les décisions par l'interpellation des consciences. Ils se préoccupent effectivement du devenir de leur nation, et les diplômes, même lorsqu'ils en ont, n'ont pas sur eux comme sur certains un effet soporifique.
Le diplôme
L'intellectuel ayant donc forcément un message et des idées à transmettre, les canaux peuvent être divers. Que ce soit à travers l'écriture, le discours, la peinture, la politique ou la musique, les intellectuels se recrutent dans divers corps de métiers, même si jusqu'à une époque récente ce vocable a surtout été rattaché aux écrivains et aux philosophes.S'il est vrai que ses recherches et actions impactent prioritairement un ou plusieurs domaines spécifiques (social, environnement, technologie, médecine, art etc.), elles contribuent toujours à faire avancer son pays et le monde. En revanche, le discours ne fait pas l'intellectuel. Le fait d'aligner une série de mots complexes et pas forcément utiles dans des homélies au seul but d'impressionner n'a rien d'intellectuel. Les auteurs de ces laïus sont de simples séducteurs.
Pour ce qui est du diplômé, le même dictionnaire évoqué supra le définit comme celui ou celle "qui a obtenu un diplôme". La concision et la précision de cette définition confirment bien s'il en était encore besoin, la totale différence avec l'autre notion dont il est question dans ces colonnes. Il s'agit d'une personne qui détient un parchemin, supposé valider des acquis certes, mais rien de plus. Elle n'est pas pour autant une intellectuelle. Pas automatiquement. Un simple diplômé, s'il fallait encore le cerner, est un individu qui n'a pas d'autres ambitions que celles liées à sa personne et à sa famille. Il a un schéma de vie tout à fait ordinaire, et la seule façon dont il semble s'intéresser au devenir de son pays, c'est dans des débats stériles sur des faits qu'il approuve ou déplore. Il a un avis sur tout, mais jamais d'action. C'est un spectateur passif qui se sent impuissant face à ce qu'il considère comme une fatalité. Il n'hésite pas à se compromettre, car pour lui, la fin justifie toujours tous les moyens. Baignant dans une ostensible infatuation, ses diplômes font de lui un Homme au dessus de la mêlée, un… intellectuel !
Cette confusion le rend davantage inutile, car la société n'a pas besoin de cette catégorie de personnes pour faire entendre sa cause, mais de citoyens qui s'identifient à ses dures réalités pour l'en sortir. Et de grâce, ne le contrariez surtout pas en émasculant son patronyme d'un certain "Dr" ou du super "Pr". C'est pourtant méritoire, et même admirable de parvenir à ces titres, mais ce n'est pas la panacée de la société. La mauvaise nouvelle, c'est qu'au Cameroun, nous sommes envahis de diplômés pendant que la minorité déjà presque invisible d'intellectuels se fait encore combattre! Mais il en a toujours été ainsi, les intellectuels n'ont jamais fait l'unanimité et sont d'ailleurs systématiquement persécutés. Si tous nos diplômés étaient des intellectuels comme la plupart se réclament, le Cameroun serait certainement l'un des pays les plus développés au monde ! Hélas, notre réalité montre bien qu'il en va tout autrement.Alexandre Zinoviev remarquera d'ailleurs à juste titre que "le degré d'instruction d'une société ne définit pas son degré intellectuel".
On est alors en droit de s'arrêter et de se demander, dans un pays comme le nôtre où tout reste à faire, où sont nos prétendus intellectuels ? Où sont nos sources de savoirs, nos réservoirs de connaissances, nos éminences grises ? Où sont nos défenseurs de la veuve et de l'orphelin ? Où sont nos politiciens et leurs politiques dans un pays où l'essentiel des camerounais ont pour plus fidèles partenaires la misère et la précarité ? Qui disons aimer notre pays ? Où sont passés tous ceux dont on devrait légitimement attendre des actions concrètes génératrices d'espoir ? Où sont ceux-là susceptibles de nous faire entendre un autre son de cloche ? Autant d'interrogations qui laissent songeur. Nos dirigeants, toujours en excursion sur leurs petits nuages, restent déconnectés des réalités du peuple et uniquement préoccupés par le maintien de leurs postes ad vitam aeternam. Les chefs des représentations politiques, essentiellement intéressés et corrompus, s'illustrent par un mutisme assourdissant face aux grandes questions de l'heure. Quid de nos universitaires ? Ces hommes et femmes pétris de connaissances devraient pouvoir contribuer activement à la construction du pays par l'application des grandes théories qu'eux-mêmes enseignent dans nos universités et grandes écoles.
Ils devraient être parmi les plus engagés grâce à leur érudition et leurs multiples auditoires. Ils ont des statuts privilégiés pour être générateurs d'idées innovatrices et constructives. Mais malheureusement, nos érudits d'une façon générale, universitaires ou non, privilégient leurs petits intérêts égoïstes. Ils préfèrent se livrer à des luttes acharnées et souvent fratricides pour qu'on se souvienne enfin d'eux lors des nominations aux postes les plus convoités. Et pour ceux qui y sont déjà, aucun sacrifice n'est exclu pour s'y maintenir. Plutôt que de se servir de leurs sciences pour penser l'avenir de leur pays et celui du continent, ils se sont réduits au statut de "chasseurs de postes " de carrière, et aucune humiliation n'est excessive pour les en empêcher. Nos doctes sont plus enclins à mener des batailles nombrilistes qu'à élaborer des stratégies d'éradication des fléaux qui minent notre société. Préoccupant!L'intérêt pour le pays pourra toujours attendre,et la providence n'aura qu'à se charger de la cause des laissés-pour-compte. En fin de compte, lorsqu'on va chercher la proportion d'intellectuels par rapport à nos diplômés toutes catégories confondues, le ratio tend coupablement vers zéro.
Il ressort de cette sombre réalité l'impérieuse nécessité de prendre nos responsabilités et d'agir en authentiques intellectuels. Arrêtons d'être de simples diplômés aux connaissances purement livresques. Regardons autour de nous, observons, dénonçons, pensons l'avenir du Cameroun, menons des réflexions constructives et créatrices d'espoir pour les générations présentes et à venir. Contribuons de façon effective au développement en multipliant les initiatives, en nous illustrant par notre courage, moteur d'actions positives. Elevons-nous au-delà de notre seul bien-être, pensons plus grand, voyons plus large et marquons notre temps. Cela est d'autant plus possible que le Cameroun regorge d'un nombre incalculable de citoyens dotés de l'instruction, du parcours ou de la carrure nécessaires, bref du potentiel requis pour faire partie de la race salvatrice d'un peuple, celle des intellectuels. Cette fine fleur de la société représente à n'en point douter la lumière sur le sentier de notre gloire en tant que nation, et par voie de conséquence, l'ultime raison de nos espérances. Faisons partie de ceux-là qui ont la particularité et le privilège de ne pas subir le cours des évènements, mais plutôt de façonner l'histoire. Il s'agit d'un enjeu national, continental et même mondial. Regardons les effets des oeuvres intellectuelles, ils sont planétaires et intemporels.
La conventionnelle confusion camerounaise entre les deux notions n'a donc pas sa raison d'être. Alors de grâce, mettons fin à l'imposture collective. Reprenons chacun nos places car si l'usurpation du statut d'intellectuel n'est utile qu'à notre ego parce qu'il le flatte, il est néfaste pour notre pays. Ce n'est pas une exagération. Plus on aura des diplômés qui se prendront abusivement pour des intellectuels plus le Cameroun se portera mal, parce que se maintenant dans la léthargie déjà ambiante. Et nous continuerons de stagner. Engageons-nous urgemment et franchement dans les rangs des intellectuels, tels des volontaires dans une armée conquérante face aux défis et enjeux de notre siècle. C'est l'ultime résolution pour nous assurer un développement effectif et durable. C'est alors que nous bénéficierons enfin et de façon légitime, du respect tant espéré et jamais imposé au monde qui conserve encore cette idée réductrice mais entretenue d'un Cameroun régressif et d'une Afrique incapable
© Correspondance : Paul Ella-Menye, Association Jeunesse et Développement
Paru le 03-06-2009 00:42:08