Un crime intellectuel est en train d'être commis au Cameroun : c'est la ségrégation de la littérature anglophone. Ce crime a lieu devant les yeux de notre intelligence nationale, avec notre participation consentante, parfois même sous les acclamations complices de nos intellectuels francophones les plus respectés. Je me souviens ici surtout des errements d'Achille Mbembe, dans un article perfide jadis sur la question anglophone qu'il souhaitait voir Biya régler par la guerre.
Quelle défaite de la pensée, quand en quarante sept ans de réunification, aucun roman, recueil de poème ou pièce de théâtre d'un Camerounais anglophone n'a jamais été traduit en français par un Camerounais francophone. Et vice versa. Qu'un francophone puisse traverser tous les cycles de son instruction, du jardin d'enfants à l'Université vingt ans d'éducation au total , sans jamais avoir tenu entre ses mains un seul recueil de poèmes, roman, ou pièce de théâtre écrit par un Camerounais anglophone est normal dans notre cher pays. Or, voilà qui montre la dimension profonde de l'apartheid littéraire dans lequel notre système éducatif embrigade notre intelligence. L'inverse vaut sans doute aussi pour les Camerounais anglophones, qui eux aussi sont certainement victimes de la même ségrégation imposée dans les faits, par un Etat qui officiellement se dit ''bilingue'' (dans un pays à plus de deux cent langues), mais qui dans la réalité inscrit la ségrégation dans notre conscience de citoyens, par les programmes scolaires sur lesquels lui seul a mainmise. Dire que dans les livres d'anglais que j'ai lus enfant et c'est le seul lieu où, francophone, j'ai rencontré des débris de la littérature Camerounaise anglophone, tous les personnages des histoires Yemi, Babalola, etc. avaient des noms… nigérians !
Devant cette position de l'Etat Camerounais comme architecte et garant de l'apartheid littéraire dans lequel nous grandissons, il est difficile de voir le citoyen Camerounais francophone comme anglophone autrement que comme une victime. En réalité, seule la mauvaise foi s'entêterait à le voir autrement. Les pièces de théâtre d'un Bole Butake ou Ndumbe Eyoh à la Crtv, les quelques poèmes lus dans des cours de formation bilingue à l'Université de Yaoundé, ne remplaceront jamais les vingt ans d'absence d'éducation patiente par la lecture, qui ont exclu ces auteurs anglophones des curriculums d'écoles francophones ! N'ayant donc à vingt ans, moi, jamais lu de livre d'un auteur camerounais d'expression anglaise, m'ouvrir à la littérature anglophone aura été un acte politique de résistance, de bravoure à vrai dire.
Que cette dissidence ait été allumée par la découverte du courage de Bate Besong, de Boh Herbert lors des années de braise, quand les journalistes francophones de la Crtv étaient la honte nationale, n'enlève cependant rien au fait que ma découverte de la littérature anglophone ait eu lieu bien trop tard. Mea culpa ! L'école que j'ai fréquentée n'aurait eu aucune importance si elle n'était le lieu où la conscience littéraire se forge, où donc la littérature se fabrique à l'origine. Mais un auteur à vrai dire, un écrivain, a une liberté plus grande, qui lui est donnée par la langue qu'il utilise. C'est que la littérature est autant le fruit des bancs d'écoliers, qu'elle est le produit de la langue.
Par sa plume, l'écrivain nie les limitations de l'éducation qu'il a reçue. Ainsi la langue devient le seul pays de l'auteur. Or écrivain, ma tristesse a toujours été de me rendre compte que bien d'auteurs anglophones chez nous se trompent trop vite d'adversaire. Dans l'insurrection nécessaire contre l'Etat camerounais, architecte de l'apartheid littéraire infâme qui sévit chez nous, l'amalgame de leur rage inclue trop vite 'les francophones' 'frogs' qui sont pourtant tout aussi des victimes. Ah, si c'était tout ! La transformation de l'''Anglophone'' en identité sociale et politique, aussi compréhensible et politiquement défendable qu'elle est, devient totalement suicidaire en termes littéraires. Car cette transformation aboutit à l'aveuglement littéraire des auteurs Camerounais anglophones. Je m'explique. En se momifiant dans un combat politique avec les francophones, les auteurs anglophones de notre pays ne tournent-ils pas le dos aux potentialités de cette immense liberté que leur donne la langue universelle qu'ils utilisent, l'anglais ? Est-il vraiment avantageux pour une littérature, à la position numériquement minoritaire des anglophones au Cameroun, d'apposer la volonté de créer une littérature minoritaire, la 'littérature Camerounaise anglophone' ? Situation bien paradoxale que ne comprendrait pas un Mongo Beti qui dans un article, ''Seigneur, délivre nous de la francophonie', écrit, on s'en souvient : 'je sens qu'un de ces jours je me ferais anglophone, sans retour ni regret.'' Car entre nous, si à la dimension d'un pays équivalait celle de sa littérature, ni Aimé Césaire, ni Derek Walcott ne seraient des grands poètes, vu le minuscule de l'ile dont ils viennent !
Or dans la fabrication d'auteurs, l'anglais a sur le français un avantage sérieux, dont l'émigration de plus en plus systématique d'auteurs francophones vers les États-Unis Condé, Glissant, Djebar, Nkashama, Waberi, Mabanckou, Nimrod, Dongala, moi-même n'est qu'un des symptômes les plus visibles. Plusieurs de ses articles - dont surtout l'amusant ''Pièges en Amérique'' sont là pour nous faire voir que le souhait d'anglophonisation de Mongo Beti n'était pas une boutade, mais un appétit bien compréhensible pour tout écrivain francophone devant l'immensité de l'espace littéraire anglophone. Car ici s'ouvre, pas seulement les États-Unis, mais aussi l'Angleterre, l'Australie, le Canada, l'Inde, sans parler de l'Afrique du sud, et bien sûr du Nigeria voisin qui déjà a servi de pied d'appui à des auteurs comme le feu Bate Besong, et qui est d'ailleurs ma patrie littéraire.
Toute personne qui vit à l'extérieur des zones d'expression anglaise et française, disons, en Allemagne, sait que l'anglais y est tout aussi perméable, et que la littérature africaine y veut surtout dire la littérature africaine d'expression anglaise ; que donc la littérature francophone n'y existe pas. C'est que dans le monde en son entier, le français n'est pas seulement minoritaire par rapport à l'anglais, la littérature francophone l'est tout aussi par rapport à la littérature de langue anglaise. Exemple simple : des auteurs Africains qui ont reçu le prix Nobel de littérature, trois sont anglophones ; un est arabophone ; et un, francophone. Pour un auteur, accepter en littérature la situation chiasmatique typiquement camerounaise qui transforme les anglophones, majoritaires de part leur langue, en une minorité sociopolitique, c'est abdiquer de sa liberté fondamentale d'écrivain devant la brimade de Biya et de sa clique ; c'est au fond, insulter sa propre intelligence !
Pour moi les auteurs anglophones Camerounais sont comme l'albatros du poème de Baudelaire. Si la langue de Shakespeare qu'ils ont reçue avec la colonisation leur donne de très grandes ailes, la question anglophone les empêche de s'envoler. Il faudrait, je crois, qu'ils se libèrent de l'élan qui les fait s'opposer aux francophones, quand ils auraient dû s'opposer à l'Etat de chez nous, eux qui avec le sabordement de l'UPC ont aujourd'hui les clefs de notre libération à tous. Il faudrait tout aussi qu'ils se rendent compte que le paradigme minoritaire les transforme en auteurs à résonnance locale, bref illisibles ailleurs vraiment que dans les écoles anglophones de notre pays, ou à la CRTV version anglaise ; en auteurs donc, dont la signification littéraire dépend uniquement de leurs connivences avec l'Etat qui nous exclue tous, et gratifie leur soumission en les incluant dans les programmes scolaires anglophones sur lesquels il a aussi la mainmise. Une histoire pour finir : je me rappelle lors d'une lecture publique à Berlin il y a deux mois, avoir été interrompu abruptement par une Camerounaise, étudiante en maîtrise littéraire, qui me demanda brutalement de quelle partie du Cameroun je viens.
Cette question traître posée entre Camers a d'habitude une odeur tribale, mais l'auditrice, comme moi Bamiléké, même si de Bamenda, voulait savoir, plus précisément, si je suis 'francophone' ou 'anglophone', car la conférence avait lieu en allemand. Comment aurais-je pu savoir que ma réponse m'enlevait à ses yeux tout droit de dire cela que j'estime être la situation camerounaise : c'est-à-dire l'exclusion systématique de la population par un Etat qui s'est ligué contre les citoyens. Non, pour elle, n'étant pas anglophone comme elle, j'étais d'emblée partie prenante de l'infamie politique de ''La République du Cameroun''. Ma honte n'était pas seulement intellectuelle, c'était surtout que, elle et moi, Bamilékés tous les deux, avions cet échange absurde en allemand, devant des Allemands qui au fond n'y comprenaient rien, loin d'un Etat, le Cameroun, orchestre de notre cacophonie, et qui en réalité se moque de nous depuis le 11 Octobre 1961.
Accepter son apartheid linguistique en littérature demeure pour moi l'image de la véritable défaite de nos auteurs qu'ils écrivent en français ou en anglais. C'est accepter les barbelés qui limitent notre littérature quand elle veut s'envoler, et qui empêchent aux écrivains et critiques d'exceller. J'ai l'impression que la littérature anglophone camerounaise, hélas, est encore trop prise dans les miasmes de ce piège là.